Photographier avec un téléphone … peut-on encore se définir comme photographe ?

Janvier 2018, belvédère du Ranolien sur la route de Perros-Guirec à Ploumanach, belle lumière du matin, un jeune couple contemple le paysage vers les rochers de Ploumanach. La jeune fille sort son téléphone portable et contre toute attente ne fait pas de selfie avec son amoureux. Elle lui demande de monter sur un rocher le dos à la mer, elle se positionne dans l’axe des rochers, se recule un peu, cadre à la verticale, se déplace vers la droite, puis se rapproche. Finalement elle abandonne le cadrage vertical pour un cadrage horizontal, se recule un peu, revient un peu vers la gauche pour incorporer l’Ile Rouzic des Sept-Îles dans son cadrage. Enfin, elle appuie sur le déclencheur une première fois puis demande à son modèle de modifier son expression et prend une deuxième photo. Ils regardent ensemble le résultat et semblent satisfaits.

Une question peut être posée d’une façon un brin provocante :

Pourquoi prendre tant de temps pour faire une photo minable qui ne sortira jamais de la mémoire de ce téléphone ?

La scène décrite correspond-elle à une vraie démarche de photographe ?

Dans son livre Philosophy of Photography, vol. 2, 2012 Vilém Flusser valide ce point de vue.

« Le geste du photographe comme recherche d’un point de vue sur une scène prend place au travers des possibilités offertes par l’appareil photo. Le photographe se déplace au sein de catégories spécifiques de l’espace et du temps par rapport à la scène : proximité et distance, vues frontales et de côtés, exposition courte ou longue, etc. (…) Ces catégories sont un a priori pour lui. Il doit « décider » à travers elles : il doit appuyer sur le déclencheur. »

Mais alors qu’est-ce qui nous gêne ? Allez un peu de courage, osez le dire, pour la plupart d’entre nous utiliser un portable comme appareil photo n’est pas sérieux. On ne peut pas faire de la vraie photo avec un portable.

Mais Vilém Flusser précise :

« L’appareil fait ce que veut le photographe, et le photographe doit vouloir ce que peut l’appareil ».

Alors voilà enfin pour vous l’argument décisif, le téléphone portable doit rester ce qu’il est … un téléphone permettant à la rigueur de conserver quelques évènements en images à la façon d’un bloc note sans rechercher une quelconque qualité intrinsèque.

Mais cela ne me paraît pas si simple. En effet, la définition des téléphones a beaucoup progressé. Rappelons- nous les débuts du numérique avec des appareils photo délivrant des photos de 2 millions de pixels. Aujourd’hui, 16 millions de pixels pour l’appareil photo d’un téléphone portable devient fréquent mais à cause de la taille du capteur, on est très loin d’un plein format, la qualité de  la photo résulte pour une grande part du traitement logiciel.

Doit-on rejeter pour autant cet outil car il ne peut en aucun cas concurrencer un véritable appareil photo ?

Pour moi, après un an d’utilisation d’un téléphone portable comme appareil photo toujours à portée de main, la réponse est non, je ne rejette pas cet outil, je l’utilise là où il présente des qualités indéniables.

Mon utilisation a évolué en fonction de ma découverte des fonctions avancées de ces nouveaux appareils, rappel de Vilém Flusser, « le photographe doit vouloir ce que peut l’appareil »  alors, faut-il se transformer en « geek » pour utiliser convenablement son téléphone ?

Tout d’abord, je dois dire qu’il y a une nécessaire prise en compte de contraintes.

L’évolution majeure de ma pratique a été de bannir l’utilisation du zoom qui n’est que numérique donc il ne s’agit que d’un crop dans mon image. Je me retrouve donc en situation d’utiliser une focale fixe équivalente à un 24mm en 24×36. Notons qu’Alain Marie nous propose régulièrement des sorties photos sur la focale fixe, preuve que c’est une très bonne école pour devenir photographe expert.

Il n’y a pas non plus de diaphragme, l’objectif est un objectif lumineux constamment ouvert à 2.5 pour moi.

Autre contrainte, le format de l’image en 16/9. Ce format renouvelle surtout les points de vue en prise de vues  verticales. En effet en horizontal nous sommes aujourd’hui habitués à ce format. Cet étirement du format modifie plus qu’on ne le croit notre façon de cadrer. Je vous rappelle pour mémoire, ma lecture d’image sur Josef Koudelka ou nous avions visionné ses photos prises dans un ratio 3 : 1.

Quelles sont donc les avancées de ce type d’appareil ?

En cadrage horizontal, les panoramiques se réalisent très facilement sans avoir à assembler les images en post production. Ceci n’est pas nouveau, certains hybrides le proposent également.

Une analyse de la scène automatique : l’appareil sélectionne un sujet principal à l’aide d’algorithmes en affichant un cadre, ou des cadres, qui apparaissent sur l’image [par exemple dans les situations où il y a plusieurs visages détectés par exemple]. Je peux alors valider les choix de l’appareil ou définir moi-même la zone de netteté maximum. Là encore rien de spécifique, certains petits compacts proposent cette aide depuis longtemps. Notons toutefois que la pertinence des reconnaissances automatiques est bluffante car ces cadrages sont proposés sur une grande typologie d’images.

Plus original, le mode « photo prédictive » qui s’active quand le sujet principal se déplace. Dans ce cas, l’appareil commence à prendre des photos avant que je n’ai appuyé sur le déclencheur. Quand je visualise la photo que j’ai prise, l’appareil photo du portable me propose 3 autres photos prises juste avant mon déclenchement. Je peux choisir de conserver toutes les photos ou choisir celle qui me semble la meilleure !!!

L’image photographique qui ne représentait qu’un seul instant, celui de « l’instant décisif » correspondant à mon déclenchement se voit donc augmentée de plusieurs strates temporelles. En quelque sorte, je peux remonter le temps et choisir la meilleure photo.

Alors, finalement qui est le photographe, l’appareil ou moi ?

Dans la grande majorité de mes prises de vues, je laisse l’appareil en mode automatique, car les images obtenues sont de bonne qualité quand les conditions de prises de vues sont bonnes, lumière suffisante, pas de photo en prise de vue rapprochée. Après cadrage, je me contente de déterminer la zone de mise au point en touchant l’écran sur la portion d’image souhaitée.

Je peux utiliser également un mode « manuel » où tous les paramètres de prise de vues sont accessibles, balance de blancs, ISO, vitesse, mise au point, sur ou sous exposition.

L’avenir de la photographie est-il déjà là ?

Des images sont stockées [environ une seconde d’images] en live dans des mémoires Dram implantées directement sur le capteur. L’intelligence artificielle agit pendant le processus de cadrage qui reste lui à durée humaine.

De l’exposition dans l’appareil à l’observation de l’image, il y a donc plusieurs étapes intermédiaires dans le processus de production, stockage prédictif, choix du point ou choix d’une zone présélectionnée, déclenchement, choix parmi les pré-photos stockées. L’ultime étape restant sous le contrôle du photographe.

Comment vont évoluer ces dispositifs ?

A mon sens, vers plus de traitements logiciels pendant la phase où nous cadrons et faisons notre métier de photographe pour ensuite nous proposer des images répondant à nos souhaits sachant que nous serons alors dans des dispositifs ayant des capacités d’apprentissage utilisant une intelligence artificielle embarquée. Tout cela devenant transparent pour l’utilisateur qui ignorera l’ensemble des opérations effectuées à son insu « de plein gré » !!

Quid de la diffusion des images ?

Le photographe va décider du sort de ce fichier numérique, le comble étant d’envoyer la photo en MMS et de lui faire subir une compression destructrice pour permettre l’envoi. Heureusement l’envoi en pièce jointe d’un mail permet de conserver la qualité ou la copie directe sur un ordinateur.

Que penser du postulat de Jean Christophe Béchet  qui dit qu’une photo n’existe pas tant qu’elle n’est pas imprimée ?

En conclusion et pour élargir le propos, citons Sarah Greenough :

«  La photographie est une construction  socio-culturelle qui nous montre qu’elle reflète non seulement les mutations qui ont eu lieu dans le  domaine de l’image, mais aussi que nos représentations de l’espace, du temps et d’autrui ont évolué. Pour les artistes, la photographie permet à chacun de réfléchir à sa manière d’aborder et de comprendre le monde ».

En illustration de ce propos, intéressons-nous aussi à la démarche de Stephen Wilkes qui tente de recréer un espace-temps en 2 dimensions permettant de visualiser un même lieu sur une durée allant du jour à la nuit « Day to night ».

Day to Night – vidéo de présentation par Stephen Wilkes

Stephen Wilkes choisit de travailler avec un appareil photo professionnel sur un long espace-temps et prend environ 1500 photos du jour à la nuit en un même lieu sans bouger son appareil. Pour la photo finale, il recompose les évènements de cette durée en choisissant les photos qui représentent les meilleurs moments de cette journée. Sa photo nous montre une autre façon de représenter le monde.

J’ai insisté sur les capacités du téléphone à saisir l’espace-temps d’une fraction de seconde mais bien évidemment nous pourrions aussi suivre la même démarche.

En utilisant une autre technique, j’ai essayé, cliquez sur le lien ci-dessous :

Venise jour nuit

Et vous que pensez-vous de tout cela ?

 

Jacques Courivaud

Quelques liens en lien avec cet article

Vilém Flusser

Sarah GREENOUGH, éd., The Memory of Time. Contemporary Photographs at the National Gallery of Art, cat. expo., Washington, National Gallery of Art / New York, Thames & Hudson, 2015   page 30 à 35 sur le site Academia.eu